Témoignage : "mon enfant est bipolaire"
2014. Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, on va m’appeler.
” Votre enfant – hôpital psychiatrique – urgences – vous inquiétez pas – non vous ne pouvez pas venir – on s’en occupe.”
Ça ressemblait à du Morse, et j’ai répondu moi aussi.
” OK. J’a-r-r-i-v-e – vous inquiétez pas – je m’en occupe – et surtout ferme-là à tout jamais.”
J’arrive, je rue dans les brancards, je crie pour savoir où est mon enfant et finalement on me confond avec un possible patient et j’évite de justesse la piqûre et l’isolement. C’était pas si mal comme réaction pour m’infiltrer. D’habitude, je suis très respectueuse des soignants et je suis les procédures. Là, j’ai au moins autant hurlé que quand j’ai pondu mon enfant. Putain, 8 heures pour le sortir le machin dodu. Cette prestation m’a valu d’être dans la file d’attente du couloir. Je pouvais entendre mon enfant parler au psychiatre car j’ai entrebâillé la porte. Il semblait super bien, il disait qu’il est énergique, qu’il a plein de copains. Il faisait des blagues, il était détendu, croyant à une farce avec toutes ces blouses blanches qui virevoltaient.
Bref, je me suis dit, il est comme d’habitude. On allait enfermer mon gosse parce qu’il est super. Je l’entendis accepter de prendre un médicament et d’être conduit dans une chambre. Je me suis cachée sous le banc dès que je le vis sortir. Allez, je prends sur moi, mon enfant est loin d’être con, puisqu’il tient de moi. Je reprends mes esprits, je rentre mes crocs et mes griffes de louve, je remets mon habit d’agneau et je vais discuter avec le psychiatre.
Il refait du morse le con. « – vous inquiétez pas – quelque temps – bipolaire – on s’en occupe – bonne journée – on vous tient au courant. »
Je m’enfuis alors des urgences psychiatriques à la place de mon enfant. Rassurée, vraiment. Rassurée autant qu’on puissequand on imagineson gosse brûlant sur le bûcher d’une place publique du Moyen-Âge.
Réflexe Google. Quand j’ai tapé “bipolaire” sur le moteur de recherche, je me sentais encore mieux vis-à-vis des questions du peuple du Moyen-Âge :
-Un bipolaire est-il dangereux ?
-Un bipolaire meurt combien de temps avant les autres ?
-Un bipolaire est-il manipulateur ?
-J’ai une mère bipolaire c’est un enfer
-Un bipolaire peut-il tuer quelqu’un
-Les médicaments sont horribles
-Un bipolaire guérit-il ?
-Peut-on être en couple avec un bipolaire ?
Et tant d’autres questions qui me semblaient surréalistes. Non, alors, mon gosse n’est pas bipolaire.
J’ai eu le deuxième meilleur réflexe : Doctissimo. J’ai cherché des témoignages sur les forums de personnes avec un trouble bipolaire. Ça parlait d’effets secondaires, de dépressions, de crise maniaque ( c’est quoi ça p’tain ) de non-guérison, de durée de vie raccourcie, et en finalité ça ressemblait à une gigantesque mare de désespoir.
J’ai eu le troisième super réflexe, j’appelle un psychiatre au pif.
La secrétaire me répond « Non,-madame, pas d’entrevue avec vous, on n’a déjà pas assez de place pour les personnes malades ». Flex Ronflex.
J’allais avoir du temps pour me cultiver, car l’hôpital comptait garder mon gosse pour un temps indéter minable. Grosse razzia de livres Amazon, Fnac, jusqu’aux petites librairies indépendantes avec tout ce qui pouvait contenir le mot bipolaire de loin ou de près, et les vidéos traitant du thème n’avaient plus aucun secret pour moi. Je me suis remise à l’anglais pour les recherches à l’international.
En 2014, je suis allée dans des associations qui faisaient peine à voir par le manque de moyens, et le manque de bonne humeur des légumes ici présents. Non, je vous l’affirme, mon gosse n’est pas une carotte. Parce que c’est moi qui l’ai fait pousser.
On m’appela à l’heure où ne blanchissait plus la campagne, mais visiblement celle où blanchissaient mes cheveux.
C’était reparti pour le morse. “OK. J’attends pour le voir. Il prend quoi comme médicaments ? OK. Je répète, il prend quoi comme médicaments ? OK. Youston c’est la dernière fois que je pose la question des médicaments sinon je me tire une balle dans la tête.”
La menace a du bon parfois, ça a fait son petit effet et pas secondaire celui-là.
C’était parti pour Doctissémoi. Un ami docteur me faisait de fausses ordonnances pour que j’obtienne les médicaments que mon enfant gobait. Si je voulais comprendre mon enfant, fallait que je me les administre et que je lise à sa place. J’en ai bouffé des drogues dans ma vie, frérot, celles-là elles dépotaient. J’ai testé toutes les catégories de médicaments, les dosages, les gouttes, les comprimés, mélangé un peu le tout. Je vivais en parallèle ce qu’on lui faisait là-bas.
Un jour je suis allée au marché de l’hôpital psychiatrique pour récupérer mon légume.
« Excusez-moi madame, je sais à quoi ressemble mon enfant, on n’est pas à la maternité ici où on peut échanger les bébés parce qu’ils se ressemblent tous. Le mien a 24 ans, il sait parler, marcher, rire, etc. j’en ai assez chié dans son éducation pour qu’il en arrive à là, d’habitude j’ai de l’humour, mais là j’en ai un peu moins. Puis aussi il a l’air un peu sénile, il va aussi se caguer à la culotte ? ».
Je posais mon légume sur la table, je l’examinais sous toutes les coutures. Visiblement c’était bien mon gosse. Quelque temps plus tard, il se remit à parler et rire. Nan, j’déconne, il resta au fond de son lit, défiant l’hibernation des ours polaires.
-Vous inquiétez pas – bipolaire pas grave – stabilité – médicaments à vie
Après le morse, j’ai fait un tel déni de sa bipolarité que j’ai dû apprendre le braille. Je devais sourire et rassurer mon légu… enfant . Lui dire que tout va bien, qu’il ne va pas mourir (enfin pas encore, juste le temps que les médicaments le détruisent à petit feu ), que ce n’est pas la pire des maladies, qu’il n’y a pas vraiment de guérison, que oui biensûr il n’aura pas « exactement la même vie qu’avant, mais bon… ». Je lui disais de sortir de son lit cette feignasse, la comédie avait assez duré. Mon enfant est bipolaire, OK, mais pas bipolaire comme les autres. Mon enfant est FORT.
Il va reprendre son super boulot, ses études sans failles, son cercle d’amis. Puis, on lui arrêtera son traitement, un ‘ment donné ! Il ne se confiait plus à moi et s’énervait, la bouche sèche et ses 18 kilos en plus. Il ne me parlait plus que de « sa » maladie et je voyais un autre enfant à sa place, une sorte de jumeau maléfique. Je ne minimisais pas sa souffrance, ne me jugez pas. J’essayais de lui remonter le moral, comme on fait avancer un âne avec une carotte au bout. Il était abruti par les cachets, mais pas assez abruti pour capter que je ne lui racontais peut-être pas, exactement, la vérité. Moi j’attendais de toute façon, la voyante avait tiré les cartes pour lui : dans 10 ans il serait guéri de la bipolarité.
2024. Mon enfant était officiellement handicapé. Il survit avec son allocation, ses éducateurs spécialisés ( le métier qu’il voulait exercer d’ailleurs, dans un monde parallèle où la bipolarité n’existerait pas ).
Ils l’aident dans son quotidien, parce qu’il ne se considère plus « autonome ». Il est même vachement fier de me dire qu’il a une RQTH et qu’il peut finalement travailler à élever des carottes. Il a renoncé à tout ce qu’il voulait : une maison, des enfants, un métier égal à ses compétences,des voyages…
Ses nouveaux amis bipolaires et lui forment un vaste champ de légumes divers et variés. Et visiblement, ses anciens amis sont devenus végans, mais à l’inverse.
J’ai eu tellement d’émotions ces 10 dernières années que même les couleurs de l’arc-en-ciel ne sont pas assez nombreuses pour les décrire. Mon enfant n’a pas la pire des maladies, c’est vrai. Quand il vient s’en plaindre en me disant de ne pas faire un déni, mais à la fois qu’il en fait un aussi, je réagis aussi en deux temps. Je dis « non t’inquiètes mon enfant ta vie est super bravo ». Il est content et retourne jouer dans son parc. Derrière lui, sans lui dire, en 10 ans j’en ai fait des recherches, volé ses médicaments en douce et testé sur moi, rencontré des éminents psychiatres et soignants, écumés des conférences, lu des bouquins qui n’ont jamais de happy end . Donc je lui souris, puis comme d’habitude, je ferme sa porte, et je vais pleurer dans mon coin priant pour qu’il ne m’entende pas.
Je me remémore toutes les fois où j’ai merdé avec lui : les brimades, les menaces, la comparaison avec les autres… Et pire, si c’était moi qui lui avais filé des gènes pourris ? Je lui dis enfin que je l’aime, il me demande justice et je lui offre les réparations.
Son avenir est tracé et il s’en contente. En tout cas, il me le fait gentiment croire pour que je n’aie pas peur. Et comme je faisais quand il avait 6 ans, je fais aussi semblant de le croire pour qu’il n’ait pas peur.
Je suis tellement fière de mon enfant. Même s’il a perdu de bonnes cartes, il joue encore. Récemment, il y a un truc qui se passe et qui me titille. Il me parle d’amis comme lui, parqués dans un potager. Il m’en parle beaucoup trop d’ailleurs, et j’en ai marre.
Le mot bipolarité est sorti de mon dictionnaire mental depuis longtemps. J’ai même appelé l’Académie française pour qu’ils l’enlèvent officiellement. Parce que je le connais, mon enfant, il va s’enthousiasmer, faire une crise, puis une dépression, et il reviendra se replanter dans mon jardin.
Pourtant j’observe une différence dans son jeu cette fois-ci. Ses amis ne sont plus 3 ou 4. Ils sont des centaines et ça continue de grossir. De loin, ils ressemblent à un champ de fleurs. Puis il a décidé de dessiner ses propres cartes. Il fait comme maman, quand ça ne l’arrange pas, il ne respecte pas les règles et invente les siennes. J’y crois pas trop, mais ça me fait quand même un peu sourire. La voyante n’avait peut-être pas tort au fond. Elle a tiré ses cartes de guérison, mais c’est lui qui les dessine. Le diagnostic de mes entrailles m’a brisé, peut-être même plus qu’à lui.
Bizarrement, je recommence à lui faire confiance et à le voir aussi lumineux qu’il l’a toujours été, même diagnostiqué . Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Il est toujours vivant et je crois qu’il a grandi. Et moi avec.
[ ÉPILOGUE ]
Je ne suis mère que dans mon imaginaire, et mon enfant est virtuel.
Ce que tu viens de lire est une fable dépeignant un entourage impuissant, qui ne peut pas comprendre la bipolarité malgré sa bonne volonté. Un entourage tantôt bienveillant et culpabilisant, maladroit, blessant sans vouloir l’être. Un entourage qui y croit tout autant qu’il n’y croit plus. Un entourage qui tombe à chaque fois qu’il tombe. Un entourage qui dénie parce qu’il souffre trop de voir son enfant faire son propre déni et après se résigner. Un entourage qui aime comme il peut, au fond. Je suis bipolaire diagnostiquée depuis 9 ans, et pour la première fois de ma vie, je me suis imaginée à leur place. Je suis un peu cet enfant et cette mère à la fois.
J’espère que ma maman imaginaire va m’aider à dessiner les nouvelles cartes avec mes amis ! Qui sait, peut-être trouvera-t-on des trésors ?
Lucie
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