Article de fond sur : Bipolarité en entreprise

 Bipolarité et travail

Schizophrénie, bipolarité, dépression… plus que jamais à l’heure du Covid-19, l’univers professionnel doit se familiariser avec les symptômes de ces maladies afin de créer un environnement plus inclusif, estime Lucie Caubel, de l’association Clubhouse France.

_ Dans la vie professionnelle, le handicap psychique est mal connu car il fait partie des handicaps invisibles, comment le définir ?
Méconnu hors de la sphère médicale, le handicap psychique est le plus tabou de tous les handicaps. En France, la loi ne reconnaît d’ailleurs son existence que depuis 2005. Pour mémoire, cette loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées définit le handicap dans toute sa diversité. Les troubles psychiques concernent les maladies comme la bipolarité, la schizophrénie, la dépression chronique, les troubles anxieux, les TOC, les phobies…
Ils se différencient des troubles mentaux, qui entraînent des déficiences intellectuelles et sont souvent dûs à une maladie de naissance. A contrario, la maladie psychiatrique n’altère pas les capacités intellectuelles de la personne. Elle se déclare, en général, entre 15 et 25 ans. Une personne sur cinq sera confrontée à ce type de troubles au cours de sa vie. La dépression frappe 2,5 millions de citoyens par an, c’est même la première cause d’arrêt maladie de longue durée et d’invalidité.

_ Quel est l’impact de l’épidemie de Covid-19 sur les questions de santé psychique au travail ?
La peur de la maladie génère du stress et de l’angoisse pour tout le monde, mais pour les personnes atteintes de handicap psychique, la période est souvent encore plus difficile à vivre. Certaines, par exemple, n’ont pas supporté l’isolement entraîné par le confinement et la mise en place du télétravail, et ont vu leurs symptômes s’aggraver. Pour d’autres, au contraire, le fait de travailler de chez elles les rassure. Quoi qu’il en soit, pour les employeurs, la question du maintien du lien avec les salariés prend une acuité particulière et demande une vigilance accrue.

_ Justement, quel regard portent les entreprises sur le handicap psychique, et la crise liée au Covid-19 fait-elle évoluer leur vision ?
La crise met encore plus en avant l’urgence de prendre en compte la santé mentale dans le pays, dans l’emploi et dans la société. Il faut un « plan santé mentale » comme il y a eu un « plan cancer ». Le sujet est encore approché sous le seul angle médical. Il faut pourtant d’urgence un changement des mentalités. Tout reste à faire : les entreprises en sont avec le handicap psychique au même stade qu’elles l’étaient avec le handicap visible il y a trente ans. Soyons clair : ces troubles leur font peur.
Certes, avec le Covid-19, les médias parlent davantage de santé mentale, et c’est une nouveauté à saluer. Mais cela ne suffit pas à faire vraiment bouger les lignes. A ce jour, dans l’inconscient du monde du travail – et du grand public en général –, il n’est pas rare de les associer à des situations effrayantes, comme celle du schizophrène qui décapite une infirmière dans un hôpital [le double meurtre commis par Romain Dupuy à l’hôpital psychiatrique de Pau, en décembre 2004]. Dans un fait divers récent [en février], une mère a tué sa fille d’un an, Vanille. Les médias ont martelé qu’elle avait des troubles psychiatriques.
Ce type de commentaires est dangereux car cela nourrit une vision biaisée de la réalité. Dans les faits, les crimes commis par des personnes atteintes de troubles psychiatriques sont rarissimes. A l’inverse, elles sont 140 fois plus sujettes à être victimes de vol et d’agression. Les médias connaissent mal la question. Quant au monde politique, il a tendance à utiliser à tort et à travers les mots schizophrène, autiste, bipolaire, et à en faire des insultes.
Comment se manifestent les symptômes du handicap psychique dans le monde du travail ?
Les symptômes sont autant de signaux d’alerte que les collaborateurs doivent apprendre à détecter. En augmentant la fatigabilité, la souffrance psychique peut atteindre la capacité de travail, le sens de l’organisation, la productivité, la concentration, la mémoire. Concrètement, la personne multiplie les erreurs alors qu’elle n’est pas coutumière du fait, elle se démotive, a du mal à tenir les délais et adopte, dans certains cas, une tenue négligée.
Elle peut également avoir tendance à prendre plus de travail qu’elle n’est capable d’assumer ou à se mêler de façon intempestive du travail des autres. Typique également : ses absences « perlées », c’est-à-dire répétées et de courte durée, de deux ou trois jours à chaque fois. Le repli sur soi, l’irritabilité, les crises de panique et de confiance en soi sont aussi des indicateurs. Sur le plan somatique, la personne peut se plaindre de maux de tête, d’insomnies, devenir anorexique ou boulimique. Elle est imprévisible, et cela inquiète beaucoup les recruteurs.
Evidemment, la crise liée au Covid-19 n’arrange rien. Il n’est, par exemple, pas rare que des personnes en situation de handicap psychique se sentent mal à l’aise dans un environnement professionnel où le port du masque est obligatoire. Elles ne vivent pas bien le fait de ne pas pouvoir distinguer les émotions sur le visage de leurs collègues. Il faudrait d’ailleurs généraliser l’usage des masques transparents. Dans la dynamique du plan de relance [annoncé le 3 septembre par le gouvernement], le fait que l’Agefiph [Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées] et le FIPHFP [Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique] viennent d’annoncer qu’ils soutiennent fortement le financement de ces masques inclusifs est une bonne nouvelle.
_ Comment bien accompagner le handicap psychique en entreprise ?
Plusieurs phases sont nécessaires. Il faut d’abord mettre en place une équipe pluridisciplinaire dont les interventions pourront être mobilisées en fonction de la situation : médecin du travail, responsable handicap, directeur ou responsable des ressources humaines, assistance sociale, consultant ou psychologue externe et le manageur.
Il faut ensuite mener des campagnes internes pour sensibiliser les salariés à diverses questions : Quels sont les signaux d’alerte ? Qu’est-ce que le handicap psychique ? Comment le distinguer du handicap mental ? Quelles formes peut-il prendre ? Quel comportement adopter avec une personne fragilisée par un trouble psychique ?
On pourra être amené à aménager le poste de la personne, le temps de travail en particulier. Après un arrêt maladie, le retour à l’emploi peut s’effectuer par étapes, avec un mi-temps thérapeutique, des journées de télétravail.
Expliquer aux collaborateurs pourquoi la personne bénéficie d’aménagements particuliers est essentiel. Cela permet d’éviter les tensions, de désamorcer les jalousies qui peuvent amener un salarié à demander : « Pourquoi peut-il commencer le matin plus tard que moi ? » La posture managériale est importante : il faut passer du temps à bien définir les tâches, être bienveillant et dans le non-jugement.
Plus que jamais en ces temps de Covid-19, il est nécessaire de nourrir un dialogue régulier avec les collaborateurs en situation de handicap psychique, de leur permettre de s’exprimer, de s’enquérir de leurs besoins spécifiques, car le télétravail peut décupler des sentiments d’angoisse liés à l’isolement.
_ L’association Clubhouse France fait partie des structures pionnières sur la prise en compte du handicap psychique. Quelles en sont les méthodes ?
Clubhouse est un concept né aux Etats-Unis en 1948. Il existe plus de 350 structures à travers le monde. En France, nous avons ouvert nos portes en 2011 et travaillons désormais avec une centaine d’entreprises partenaires. Cette association se veut un lieu de vie de jour, non médicalisé, qui fonctionne sur le principe de la cogestion. Les membres, volontaires, gèrent l’endroit comme une petite entreprise.
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Chacun fait ce qu’il veut et peut, prend soin du lieu, fait la cuisine, crée des ateliers d’anglais, de retour à l’emploi, sur le logement. C’est le principe de l’empowerment : on ne considère plus la personne comme un malade, mais comme un individu avec des compétences et des ressources qu’il peut mettre en œuvre dans ce cadre d’entraide et de bienveillance.
L’une de nos méthodes fondatrices est la pair-aidance. Ce concept désigne l’entraide, l’accompagnement entre personnes concernées par une même maladie psychique. Ainsi, une personne bipolaire rétablie va décider d’accompagner un patient pas encore sorti d’affaire. En France, dans les hôpitaux, ce modèle se développe, on appelle cela le « patient aidant ». C’est encourageant.
Depuis l’épidémie de Covid-19, nous avons mis en place le « e-club house » visant à conserver autant que possible le lien existant d’habitude dans nos structures. Nous avons créé des ateliers en ligne permettant d’échanger et nous avons appelé les membres de l’association chaque jour pendant le confinement. Cela nous a donné l’idée de mettre en place ces e-clubs dans les zones rurales. La preuve que les situations de crise peuvent être des moteurs d’innovation.
Isabelle Hennebelle pour LeMonde.fr

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